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             Intervention
            de P. Belzeaux 
            
              
            
            Cher monsieur Lanteri Laura, 
            
            je dois pour commencer vous faire un aveu: votre
            ouvrage m'a beaucoup intéressé, et comme il
            m'arrive souvent en pareille circonstance, j'ai
            débuté sa lecture par la fin... Je dois
            donc dire que ce qui a retenu mon attention c'est le
            risque que vous preniez, comme historien, de mettre au
            travail l'histoire de la psychiatrie de ses débuts
            avec Ph. Pinel jusqu'à et y compris notre
            époque. Car cela, vous le savez mieux que tout
            autre, pose le problème de l'autonomie de la
            démarche historique par rapport aux questions
            soulevées par notre époque. Ou bien, pour
            dire les choses sous forme de question: existe-t-il une
            histoire (de la psychiatrie) qui soit totalement
            indépendante de l'idée ou du groupe
            d'idées que l'on se fait de ce qu'elle est dans
            son présent ou de ce qu'elle devrait être
            dans le futur? 
            
            J'ai été bien puni de ma démarche
            inélégante à l'endroit du travail de
            construction de l'auteur, quand j'ai rencontré
            à la fin de votre ouvrage un chapitre nommé
            "Incertitudes" (p 219) dans lequel vous écrivez:
            "Les élucidations précédentes nous
            conduisent peu à peu vers un noyau de doutes et
            d'opinions flottantes, bien qu'il pourrait paraître
            peut-être malencontreux qu'un peu plus de deux
            cents pages ne nous conduisissent point à
            davantage de certitudes."(221-222) 
            
            "Sauf abus de connaissance, nous ne savons rien de ce
            que pourrait être le paradigme de la psychiatrie
            depuis le dernier quart de notre XX° siècle.
            Après tout, nous dirions volontiers : tant pis
            pour nous." 
            
            Mais cette question: Peut-on se tenir dans ce lieu
            idéal, lui même hors de l'histoire, de ses
            courants et de ses tendances et dresser à partir
            de là une histoire dégagée de tout
            ce qui constitue son monde? Question pressante pour moi
            m'a incité à reprendre votre livre dans son
            ordre naturel. 
            
              
            
            ll m'est apparu que tout votre effort a
            consisté, à chaque investigation,
            réflexion, conclusion ou absence de conclusion,
            à montrer qu'une histoire de ce type était
            envisageable avec toutes les limitations et imperfection
            d'un tel idéal, mais qu'engagé dans ce
            travail, il était possible d'éviter les
            pièges désormais classiques de la
            justification par l'histoire de la conception
            psychiatrique que l'on entend défendre, et qui
            consiste entre autre dans la recherche des
            précurseurs qui avaient déjà tout
            compris, dans la découverte d'un sens caché
            à l'histoire qui correspond justement à ce
            que nous défendons actuellement et à la
            position de vérité
            hégémonique dans laquelle se trouve
            l'auteur d'une telle démarche. Toutes ces
            données font partie de réflexions
            précises et concises dans l'ouvrage que vous nous
            donnez, qq unes purement théoriques d'autres
            beaucoup plus ciblées. Et l'on peut y entendre
            sans forcer le moins du monde votre texte, un écho
            toujours présent de votre réserve à
            l'égard de la démarche historique de notre
            maître H. Ey, d'ailleurs commentée,
            argumentée et fortement critiquée dans un
            texte d'Henri Bernard paru en 1983 dans le premier
            N° de la Revue Internationale d'Histoire de la
            Psychiatrie. 
            
            Pour mener à bien ce type d'entreprise qui part
            des débuts de la psychiatrie jusqu'à
            l'actuel et problématique DSM, il m'est apparu
            d'une part qu'il vous fallait un constant "soucis
            méthodologique" que vous allez exposer dans la
            première partie de votre ouvrage, et d'autre part
            qu'il était nécessaire de sortir du cadre
            traditionnel de l'histoire pour s'engager dans celui de
            l'épistémologie. Je voudrai reprendre votre
            réflexion à ce sujet sous la forme d'une
            suite de propositions fermes et parfois
            décapantes. Vous écrivez: 
            
            1°)"Tout est histoire" et vous citez Cl. Levis
            Strauss dont la lecture de certaines pages fut
            déterminante pour vous, locution qui,
            appliqué à la clinique, nous montre qu'au
            niveau le plus élémentaire du recueil des
            données de l'examen, l'histoire de notre
            discipline est constamment présente de
            façon intrinsèque, ce qui est un des
            thèmes les plus présents dans votre
            ouvrage: "pour que de tels éléments
            figurent comme signes possibles, il faut que
            préexiste une sémiologie psychiatrique qui
            les ait identifiés comme tels dans un passé
            qui compte toujours, mais aussi que nous en ayons fait
            l'apprentissage, même dans le cas où nous ne
            connaîtrions pas clairement leur origine... 
            
            "Ce présent sémiologique qui
            n'existerait pas sans ce passé, passé dont
            nous pouvons connaître la chronique, que nous
            pouvons feindre d'oublier ou de n'en avoir rien su, mais
            qui reste cependant la condition de possibilité de
            notre pratique." p19 
            
              
            
            "En bref, il ne saurait exister ni examen
            psychiatrique, ni discussion diagnostique, sans la
            présence en arrière plan de certains
            aspects de l'histoire de la psychiatrie." p19 
            
              
            
            Les prises de positions deviennent plus
            précises encore: ceux qui ne veulent retenir que
            "la valeur sémantique du signe, valant pour
            lui-même et en lui même", en seront pour leur
            frais car une clinique qui se constituerait par l'oubli
            de son passé, de sa formation et qui tiendrait
            "cet oubli pour garant de son objectivité, se
            trompent" et ignorent tout à fait ce qu'est et ce
            qu'a toujours été la clinique
            psychiatrique, qu'elle n'a rien d'éternel et
            qu'elle continue à changer par enrichissement et
            remise en question"p22 (sans qu'à ce moment de
            l'ouvrage ne soit évoqué le terme de DSM
            c'est bien sûr lui qui est visé au sein de
            cette discussion méthodologique: il n'y a pas de
            savoir clinique anhistorique, athéorique). 
            
              
            
              
            
            2°) "Il n'existe pas d'histoire de la
            psychiatrie" p27: 
            
            à savoir:" comment une histoire peut
            l'être, sans constituer une histoire
            complète et totale, ce que rien ni personne n'a
            jamais pu réaliser?" 
            
            Il n'y a pas de possibilité d'histoire continue
            et unilinéaire; au contraire l'histoire à
            plusieurs entrées, les théories, les
            pratiques, les institutions, les lois, permet de saisir
            les décalages existants et les paradoxes
            d'où surgissent des effets inattendus comme celui
            que vous avez isolé dans la Notion de
            Chronicité en psychiatrie. 
            
            Il n'existe ni origine simple et facilement datable,
            ni complexification progressive, comme aurait pu le
            laisser penser le modèle de l'embryologie. 
            
            A cet égard, le savoir psychiatrique n'est pas
            une succession linéaire d'ajouts de plus en plus
            complexes se déposant de manière
            cumulative, ou par adaptations tentaculaires aux
            problématiques du moment et aboutissant à
            une forme monstrueuse, mot qu'aurait employé
            Copernic à l'endroit du système de
            Ptolémée. 
            
            "Le savoir psychiatrique s'est constitué
            là où la médecine a estimée
            avoir qq chose à dire de ce que la culture
            à laquelle elle appartient entend par folie"
            p11 
            
            Ce savoir on doit le considérer comme une
            succession de structures mettant en jeu des "liens
            étroits entre théories, pratiques et
            institution, le savoir et le savoir faire" 
            
            ll n'y a pas non plus d'histoire aboutie; c'est ce que
            nous évoquions dans notre introduction. 
            
              
            
            Votre réflexion sur les conditions de
            possibilité d'une histoire des sciences en
            général psychiatrique en particulier part
            plus des travaux de votre maître G. Canguilhem que
            de G. Bachelard. et l'on trouvera dans sa fameuse
            conférence de Montréal de 1966 ("L'objet de
            l'histoire des sciences" in Etudes d'histoire et de
            philosophie des sciences, Paris Vrin, 1968) qq'uns des
            points forts que vous développez et que vous
            enveloppez de votre propre réflexion. 
            
              
            
            Mais ici vous abandonnez G. Canguilhem pour introduire
            après la notion de périodisation dans
            l'histoire, celle de "paradigme" que l'on doit à
            un scientifique Nord américain, très
            tôt converti à l'histoire des sciences,
            Thomas S. Khun, qui publie en 1962 au USA puis en 1970
            (1972 pour la traduction en française) son ouvrage
            "La structure des révolutions scientifiques". 
            
            "Un paradigme est un ensemble de
            représentations cohérentes et
            corrélées entre elles, qui régulent
            pendant longtemps, de façon rationnelle, efficace
            et économique, la discipline qu'elles
            constituent" 
            
            "Un paradigme n'est pas une doctrine qui aurait
            dominée les autres de façon
            hégémonique. C'est une sorte de consensus
            qui peut recevoir confirmation et illustration sans
            d'ailleurs jamais en avoir véritablement
            besoin." 
            
              
            
            C'est à partir de ce point que nous allons
            entamer une discussion: 
            
            1) Il va de soi que l'importation de cette notion des
            sciences aux connaissances rigoureusement
            ordonnées par des théorèmes et
            équations mathématiques et s'interressant
            aux calculs des forces et des déplacements des
            astres, de la lumière, ou au poids atomique des
            particules, importation dans la description de la
            pathologie mentale au départ essentiellement
            descriptive et classificatoire n'est pas sans soulever qq
            interrogations de terminologie. Pourquoi ne pas avoir
            continué à employer le terme de structure,
            et pourquoi pas le terme
            d'épistémé? 
            
              
            
            2) Dans votre description des trois paradigmes qui
            s'étagent de l'automne 1793 avec Ph Pinel à
            l'automne 1977 avec la mort d'H. Ey, allant donc du
            paradigme de l'aliénation mentale (Pinel Esquirol,
            Georget, etc ), à celui des Maladies mentales avec
            JP Falret (et aussi Lassègue, Magnan,
            Sérieux, Capgras, etc .),jusqu'à celui des
            grandes structures psychopathologiques (Bleuler,
            Minkowski, Ey, etc), il n'apparaît pas que la
            deuxième condition que vous fixez avec T S Khun
            (un Paradigme n'est pas une doctrine...) soit totalement
            réalisée. Car à la lecture, ce
            qu'implique le P. de l'aliènation mentale semble
            déjà clairement défini par chacun
            des auteurs, comme ce qu'implique chacun des paradigmes
            suivant (pluralité des maladies mentales face
            à l'unité de l'aliénation et pour ce
            même P. isolement d'entités et recherche
            objective de symptômes conformément à
            l'avancée de l'Ecole de Paris, ou encore pour le
            troisième P. celui des grandes structures,
            approche globale, totalisante sur le modèle de la
            gestalt théorie avec mise en place de la
            psychopathologie clairement énoncée,
            diagnostic structural, etc), rien n'indique qu'il ne
            s'agisse pas là du triomphe de l'abord singulier
            de chacun des premiers auteurs des périodes que
            vous citez: Pinel, JP Falret, Bleuler. Sans
            négliger que les déterminations sont
            nettement plurielles, il est clair que l'histoire se
            déroule aussi par filiation de maître
            à élève et que la filiation Pinel,
            Esquirol, Georget, jusqu'à Falret qui la rompt
            après avoir beaucoup attendu, est un argument qui
            semble aller contre la distinction P.-théorie que
            vous soutenez. Nous savons aussi la dette et la
            référence explicite d'H. Ey à
            l'égard de Bleuler dont il traduit le texte
            princeps au tout début de son entrée en
            psychiatrie, etc. Nous pourrions résumer la
            question en disant que nos auteurs sont donc globalement
            d'accord sur le fond. Ceci d'ailleurs ne change pas grand
            chose à la commodité et à la
            clarté de votre exposé. De la même
            manière cette impression avait déjà
            surgie à la lecture du livre de Khun lorsque le
            système héliocentrique de Copernic remplace
            le géocentrique de Ptolémée, la
            combustion par l'oxygène de Lavoisier remplace la
            théorie du phlogistique et ainsi de suite. Khun
            à regret, écrit-il, ne peut se passer d'un
            Nom propre et du nom d'une théorie. Cependant
            cette remarque en amène une autre : il peut
            très bien arriver qu'une démarche
            théorique paraissant hégémonique
            à une période se généralise
            et finisse, enseignement oblige et autres facteurs, par
            trouver à la période suivante, un consensus
            peut-être oublieux des enjeux et des origines: nous
            aurions là la figure d'une théorie devenant
            paradigme. malgré ses efforts d'enseignement et la
            publication de son manuel en espagnol en portugais et en
            italien jusqu'en 1990, Ey n'a pas réussi à
            rendre sa théorie paradigmatique (comme il
            l'aurait souhaité) du moins pendant un temps qui
            le dépasse , par contre l'anhistorisme du DSM
            peut-il réussir à marginaliser les autres
            approches de la souffrance psychique, et à imposer
            le travail de la science normale, on peut
            légitimement l'imaginer et le redouter? 
            
              
            
            3)Nommer les P. par ce qu'il y a de plus essentiel
            dans les écrits même des auteurs
            cités fragilise donc la distinction
            paradigme-théorie. Voici un exemple
            différent d'emploi du terme de paradigme par un
            auteur proche de la psychiatrie, Michel Jouvet; dans une
            conférence qu'il donnait à Ste Anne il y a
            peu d'années au séminaire de psychiatrie
            biologique (pub en 1993, théraplix tome 23) sous
            le titre "Evolution des paradigmes sur le "rebond" du
            sommeil paradoxal". M. Jouvet expose ce
            phénomène de rebond du sommeil paradoxal
            après privation de sommeil et l'évolution
            de sa compréhension qui va d'abord prendre pour
            modèle analogique les phénomènes
            hydrauliques: si vous empêchez un écoulement
            d'eau au bas d'un tube vertical qui continue à se
            remplir, la hauteur d'eau va augmenter ainsi que la
            pression dans le tube et on aura les effets directs de
            l'accumulation à l'ouverture du tube en se faisant
            copieusement arroser. C'est sur ce modèle, loin du
            SNC et de ce que l'on en savait que s'est construite la
            recherche sur le rebond du SP. Pendant 50 ans on a
            pensé accumulation, donc accumulation de substance
            devenue substance hypnogène, on a fait des
            expériences, on en a trouvé une, on
            était content , (l'hypothèse était
            vérifiée) puis de nombreuses et ça
            perdait un peu de sa spécificité dit M
            Jouvet, puis on a trouvé des anomalies;
            l'expérimentation montrait des résultats
            ininterprétables et on devait remettre en question
            le paradigme hydraulique "quand un P. disparaît il
            y a tj une période de malaise parce qu'il n'y a
            rien pour le remplacer. pdt 5 ou 6 ans la
            neurophysiologie du sommeil a vécu entre l'abandon
            difficile de ce P. (l'accumulaton de facteurs
            hypnogènes) et rien. " Puis est venue
            l'idée du rôle du stress dans la suppression
            de sommeil et la recherche a pu continuer trouvant dans
            l'homéostasie un nouveau paradigme. 
            
            Si je cite cette conférence alors que je n'ai
            aucune compétence en neurophysiologie du sommeil
            c'est pour marquer la place de la représentation
            imaginaire plus ou moins consciente dans la conception du
            paradigme. Une idée mécanique simpliste
            permet de découvrir une succession de facteurs
            neuroendocriniens et nourrit la science pdt 50 ans,
            jusqu'à la période de crise et le
            changement de paradigme. Si dans la psychiatrie on nomme
            paradigme des éléments qui ne sont pas
            hétérogènes au discours
            psychiatrique mais apportés par lui
            (aliénation mentale unitaire, maladies mentales
            diverses, structures mentales globales), il
            apparaît que nous risquons de confondre les plans.
            Car sur quoi porte le consensus? sur les
            éléments de la théorie fondée
            en raison ou sur des éléments plus obscurs
            comme l'allégeance à un maître, un
            imaginaire Bachelardien plus ou moins méconnu ou
            encore sur des représentations voilées
            formant l'épistémé d'une
            époque. Cette question est sans doute la contre
            partie d'une grande qualité de l'ouvrage : s'en
            tenir à une "lecture" en évitant les
            extrapolations, interprétations et autres
            intellectualismes hasardeux. Tout est dit dans le texte
            même des auteurs qu'il suffit de lire avec
            l'attention requise dans une démarche sans
            préjugés.Nous aurons alors la
            définitions de nos paradigmes avec les mots des
            auteurs eux-mêmes. 
            
            Mais alors en contre partie, le paradigme sera sur le
            même plan que la théorie,
            légérement plus général mais
            sur le même plan. 
            
            Or cette définition ne s'accorde pas avec votre
            conclusion dans laquelle vous nous dîtes que
            "l'historien se situe à son tour dans une vision
            du monde (Dilthey) dont il se trouve à la fois
            l'habitant et le contemporain. Or, s'il essaie
            d'étudier cette vision du monde où il est,
            il éprouve la plus grande difficulté
            à la caractériser précisément
            comme cette vision du monde où il vit."p211
            "..quand nous nous situons à son intérieur,
            nous avons le plus grand mal à savoir quelque
            chose de vraiment caractéristique d'un paradigme
            en tant que tel, et nous risquons le plus souvent de le
            rater, en lui substituant, presque à notre insu,
            une théorie ou une doctrine." p212 
            
            ll semble donc qu'il y ait une contradiction
            méthodologique entre d'une part une lecture des
            textes qui nomme paradigme ce que notaient
            déjà les auteurs (JP Falret est tout
            à fait conscient de sa rupture à
            l'égard de l'aliènation mentale, Bleuler
            rompt progressivement mais ouvertement avec la conception
            Kraepelinienne, Ey s'engage résolument dans la
            lutte contre les constitutions et contre le morcellement
            clinique du mécanicisme, ne méconnaît
            ni sa dette à l'égard de Jackson, de Janet,
            de Bleuler, de la gestalt, de la
            phénoménologie et de Freud) Il n'y a donc
            nulle méconnaissance de ces auteurs à
            l'égard de ce qu'ils produisent et de ce qu'il
            cherche, du moins au niveau clinique. Ils savent qu'ils
            ne veulent plus d'une certaine forme de théorie et
            de pratique. Ce qu'ils ne savent pas concerne leur
            postérité. Mais ils savent sur qui ils
            peuvent compter pour les soutenir et ils savent ce qu'ils
            soutiennent. Donc il eût fallu abandonner la
            "lecture phénoménologique" des auteurs et
            dégager un insu des auteurs pour pouvoir faire
            tenir en raison la conception du paradigme que l'on
            habite comme "représentation sans contenu
            dicernable" et admettre une part d'interpretation, d'au
            delà du texte même. à mettre en
            rapport avec d'autres textes de l'époque dans des
            registres peut-être éloignés, formant
            ce que M. Foucault a développé en 1963 sous
            le nom d'archéologie du regard médical dans
            sa "Naissance de la clinique". 
            
              
            
            Or ce travail vous le faites, mais sans en faire le
            thème essentiel de votre ouvrage, bien qu'il en
            soit une constante: La réflexion sur le signe
            médical que vous menez depuis de nombreuses
            années parcourt et entrelace vos connaissances. Il
            y a fort à parier que les auteurs n'ont pas
            poussé leur réflexions jusque dans ces
            changements qui affectent les rapports de la connaissance
            médicale à son objet, qu'ils n'ont pas eu
            le souci de changer cette dimension trop constituante du
            discours lui-même et qu'il s'agit là du
            véritable insu du sujet et peut-être de
            l'enjeu des paradigmes. Il ne me parait pas absurde de
            considérer que les trois paradigmes que vous
            introduisez dans l'histoire sont autant de
            manières différentes de concevoir le
            rapport des signes à ce qu'ils
            représentent. C'est une voie de recherche que vous
            avez déjà explorée, et l'on
            complétera avec profit, le présent ouvrage
            par ce que vous écriviez en 1991 dans "Psychiatrie
            et connaissance" (Sciences en situation). 
            
            Je ne peux, dans le cadre de ce travail,qu'exposer les
            grandes lignes de ce que vous avancez. La première
            des constatations touche évidemment aux rapports
            de la psychiatrie naissante puis constituée avec
            la médecine dont on ne saurait
            méconnaître la dimension sémiotique
            et les bouleversements qui ont eu lieu dans cette
            dimension même avec l'école de Paris au
            début du XIX°. La deuxième
            constatation indique que l'institution psychiatrique joue
            un rôle important dans la constitution du discours
            psychiatrique. Troisièmement, l'instance de la
            thérapeutique dépend d'une façon
            repérable de cette dimension sémiotique et
            évolue avec elle. Quatrièmement, si l'on
            peut considérer que le 'trésor
            sémiologique" s'est constitué de
            façon cumulative à travers les âges,
            il ne l'a pas été d'une façon
            uniforme, certaines périodes (le 1° P. de
            l'aliènation mentale et le 3°P.des grandes
            structures psychopathologiques) étant moins
            soucieuses de le produire que d'autres. Enfin, c'est sur
            un fond de débat implicite avec l'empirisme que va
            s'organiser le champ sémiotique psychiatrique. 
            
            "...s'en tenir strictement à l'observation des
            faits, et s'élever à une histoire
            générale et bien caractérisée
            de l'aliènation mentale, ce qui ne peut
            résulter que du rapprochement d'un grand nombre
            d'observations particulières, tracées avec
            grand soin durant le cours et les diverses
            périodes de la maladie, depuis son début
            jusqu'à sa terminaison. Mais...ne faut-il pas que
            les symptômes et les signes distinctifs dont on
            veut tracer l'ordre et la succession dans des cas
            particuliers aient été d'abord
            étudiés dans un grand hospice.."
            écrit Ph. Pinel en 1809 (p2-3). Ecrit ou l'on voit
            que l'observation stricte des faits et de leur
            régularité ne peut se faire sans la
            constitution de lieux réservés aux seuls
            aliénés et que cette observation doit
            conduire à l'essentiel: s'élever à
            une histoire générale de
            l'aliénation mentale. Nous avons donc d'une part:
            "production du savoir et spécificité de
            l'institution répondant à la même
            nécessité." (p52 psy et con.) et d'autre
            part: les quatre aspects que peut prendre
            l'aliénation mentale (manie, mélancolie,
            démence et idiotisme) ne sont pas quatre maladies
            mais "ce sont des apparences qui manifestent diversement
            cette aliénation mentale et dont il faut
            reconnaître les variétés..." p63
            attitude qui se rattache directement à la
            médecine du XVIII° et éliminant de son
            champ la phrénitis fébrile tourne le dos
            à la médecine anatomo-clinique en train de
            naître. Démarche médicale donc
            où le signe désigne dans son regroupement
            une variété reconnaissable
            d'aliénation unique ce qui interdit stricto sensu
            de parler de nosographie et malgré l'observation
            stricte des faits interdit de parler de constitution de
            la sémiologie puisqu' "un signe pour exister comme
            signe doit s'opposer à un autre signe et renvoyer
            à des entités distinctes". Dans la suite
            Esquirol reprend la conception unitaire de
            l'aliènation mentale mais établit une
            distinction entre hallucinations et illusions que l'on
            peut considérer comme la première
            ébauche d'une sémiologie. Ce qui fonde donc
            le paradigme de l'aliénation mentale est le
            rapport des apparences diverses de l'observation à
            une entité unique: il faut donc étudier
            avec application et sérénité les
            apparences, et les décrire pour bien
            connaître leur variété d'expression.
            L'apparence vaut pour elle même et n'est pas
            trompeuse. 
            
            Déjà avec Bayle, qui, bien que
            fidèle à cette façon de voir,
            isolait à la fin de sa vie "une maladie à
            part" à partir de sa thèse de 1822 sur des
            causes symptomatiques de l'aliénation mentale qui
            n'était plus seulement idiopathique, cette
            constitution du signe va subir un coup de grâce
            avec JP Falret en 1854. 
            
            "On a voulu étudier la folie comme une maladie
            unique, au lieu de rechercher dans ce groupe si vaste et
            si mal limité, des espèces vraiment
            distinctes, caractérisées par un ensemble
            de symptômes et par une marche
            déterminée. Cette erreur fondamentale a
            été, à nos yeux, la plus fatale
            à l'avancement de la science ; elle a
            dominé la plupart des travaux de notre
            époque et l'on doit surtout s'efforcer de la
            combattre, si l'on veut imprimer à notre
            spécialité un mouvement progressif dans une
            voie différente »"... "Le progrès le
            plus sérieux qu'on puisse réaliser dans
            notre spécialité consistera dans 1a
            découverte d'espèces vraiment naturelles,
            caractérisées par un ensemble de
            symptômes physiques et moraux, et par une marche
            spéciale »" un signe va donc se
            différencier d'autant plus facilement d'un autre
            qu'il va signifier des entités distinctes et
            autonomes; les signes vont pouvoir se regrouper entre eux
            dans des "ensembles complexes" suivant l'expression de JP
            Falret et avoir des évolutions
            caractéristiques de telle ou telle affection dans
            le plus grand dédain pour les théories
            générales, se rattachant ainsi à
            l'état d'esprit de Sydenham (XVII°) et
            surtout à la percée objective de l'Ecole de
            Paris (Corvisard, Laennec, Trousseau,..). Dans une telle
            détermination l'apparence est
            considérée comme trompeuse ("il faut
            rechercher objectivement les signes, et ne pas se
            contenter d'être le sténographe des
            malades") et l'observation sereine va prendre le tour
            d'une recherche active, ce qui aura des
            conséquences dans l'abord des malades où
            plus tard le génie de la manoeuvre d'un de
            Clérambault trouvera à s'épanouir.
            On va produire un grand nombre de signes et un grand
            nombre de maladies. C'est l'age d'or de la
            sémiologie. C'est cette attitude mentale qui va
            caractériser le mieux le 2° paradigme des
            "maladies mentales". Et on peut comprendre qu'il puisse
            en persister de nos jours qq traces notamment dans
            l'espoir d'exaustivité qui anime certains types
            d'entretien directifs ou semi-directifs. 
            
            Avec Bleuler en 1911 le rapport du signe à
            l'apparence va à nouveau évoluer; comme
            vous le montrez, son discours clinique va mêler
            à la recherche des signes des
            considérations pathogéniques qui vont les
            déterminer en retour. "la clinique, s'inspire de
            conceptions non cliniques, dont elle dérive pour
            la plus grande partie."p138 "ll existe dans tous les cas
            une scission plus ou moins nette des fonctions
            psychiques" écrit Bleuler dans un type
            d'énoncé qui dépasse la clinique
            pour être proprement psychopathologique. Dés
            lors l'attitude envers le malade va, du fait de
            l'introduction d'une dimension psychopathologique
            être au plus près de ce qu'il est
            sensé vivre, de ce qui peut se passer en son fort
            intérieur même s'il n'en a absolument pas
            conscience. L'apparence n'est plus trompeuse; elle
            redevient une forme d'expression d'un processus occulte
            qui peut bien être unitaire (Histoire naturelle de
            la folie chez Ey) signalée par les symptômes
            primaires (Bleuler) ou négatifs (Ey) dont il y a
            lieu d'avoir une représentation articulée,
            tout en reconnaissant l'expression de la
            subjectivité du patient à travers les
            symptômes secondaires (Bleuler) ou positifs
            (Ey). 
            
            L'importance de la psychanalyse tient aussi à
            ce statut particulier du symptôme et revêt
            une forme encore accentuée: Chez Freud, "le
            registre de la sémiotique et celui de la
            pathogénie sont liés et fonctionnent
            corrélativement"(p98-99, psy et con.). Le
            symptôme parle de sa cause même. L'attitude
            thérapeutique sera celle d'une écoute de
            cette subjectivité et de sa parole
            bâillonnée. A cet égard on pourra
            s'étonner de l'absence de prise en
            considération de l'apport de Lacan dans votre
            ouvrage, alors même que tout votre effort de
            compréhension de la sémiologie se construit
            autour de la sémiotique donc du langage. 
            
            Il faut dire un mot de la problématique du
            signe chez Minkowski: critique de Bleuler il avance avec
            sa "perte du contact vital avec la
            réalité",(1926) une conception qui fait le
            signe "global unique et totalisant, équivalent
            d'une bonne forme, et opposé à la
            fragmentation sémiologique; mais il se
            présente autant comme signe que comme
            manifestation du processus morbide" p179 le domaine de la
            sémiologie tend à s'identifier au moins
            partiellement au domaine de la psychopathologie. le
            troisième paradigme est donc bien celui des
            grandes structures psychopathologiques mais
            au-delà, celui d'un rapport renouvelé du
            signe à la maladie: une nouvelle lecture du
            symptôme s'installe qui va tenir compte des deux
            paradigmes précédents et des apports
            phénoménologique et freudien: retour
            à une conception souventt unitaire du processus,
            (Ey, Lacan), recherche, qui peut-être active des
            signes de symptômes primaires et écoute du
            sujet et des variations d'expression de sa
            subjectivité dans la symptomatologie secondaire.
            Il en découle, nous semble-t-il, une
            fidélité à la médecine avec
            un respect de la subjectivité souffrante. 
            
            Ceci nous amène à la période
            actuelle dont les débuts coïncident à
            juste titre avec la disparition d'Henri Ey en 1977, mais
            aussi avec la publication en 1980 au USA puis en 1983 en
            France du DSM III. Vous montrez qu'il s'agit d'une
            nouvelle modification sémiotique: les signes ne
            renvoient plus qu'à eux-mêmes pris comme
            ensemble et la démarche qualifiée
            d'athéorique se veut résolument empirique
            (mot qui apparaît toutes les 3 lignes de
            l'introduction du DSM IV) (1996). Exit la
            psychopathologie, la métapsychologie et autre
            construction théorique ou hypothèses
            étiopathogéniques. les regroupements de
            signes sont syndromiques et les entités sont
            qualifiées de "trouble". Les définitions
            effacent l'histoire de la constitution du signe et le
            rapport qu'il a entretenu avec les conceptions globales
            ou particulières de l'époque de sa
            distinction. "D'une certaine manière, il ne s'agit
            plus de reporter le domaine des apparences cliniques
            à un autre domaine, celui des processus, mais de
            s'en tenir au registre pur et exclusif de l'immanence, se
            suffisant à elle-même et constituant sa
            propre épaisseur, comme une feuille parfaitement
            transparente et dépourvue de la moindre hauteur,
            rigoureusement plate et sans rien au dessous d'elle.
            C'était le titre d'un de nos articles de 1977 :
            « Immanence : le déni de la
            profondeur».écrivez-vous p219 
            
            Voilà donc cette histoire sémiotique
            rapidement retracée. Elle me semble dans
            l'ensemble des analyses que vous produisez la plus
            pertinente à rendre compte de la nature d'un
            paradigme. C'est un type de discours qui ordonne pour un
            temps le rapport l'homme à ce qu'il observe et lui
            donne une "vision du monde". 
            
            Dans cet esprit, il devient possible de décrire
            notre époque comme une période de crise de
            la psychiatrie, conformément à ce que
            défini T.S. Khun dans son analyse de l'histoire
            des sciences. Crise certes en rapport avec un
            épuisement du paradigme précédent
            qui n'était plus tout à fait satisfaisant
            et surtout s'appauvrissait et se gauchissait dans son
            emploi routinier (il est commode d'identifier les
            symptômes négatifs à des troubles
            déficitaires, et les symptômes positifs
            à des productions expansives, ce qui est
            totalement faux dans l'esprit des auteurs, mais il est
            vrai que Ey n'a pas suffisamment prêté
            attention à ce risque et donc à une
            définition plus précise en rapport avec la
            dialectique de la forme et du contenu, travail qu'il nous
            reste à faire), comme il est appauvrissant
            d'opérer une distinction binaire entre
            Névroses et psychoses, paradigme qui de même
            ne rendait plus assez de service dans la recherche et la
            psychopharmacologie exigent des cohortes correctement
            identifiée de malades. mais crise par la
            coexistence inconfortable de plusieurs types de discours,
            obligeant à des accomodations incessantes du
            rapport de l'homme à ce qu'il observe. Va-t-on
            tour à tour écouter, comprendre, expliquer,
            rester dans l'immanence, plonger dans la profondeur,
            unifier ou disséquer, sans compter évaluer
            et économiser. Crise donc produisant la
            montée de cet abord Statistique et informatisable
            des troubles mentaux, qui en retour alimente un malaise
            grandissant devant son extension hors du domaine de la
            recherche épidémiologique, et son risque
            hégémonique dans l'enseignement et
            l'administration qui y voit une aubaine de quantification
            des pratiques, et de rationalisation comptable des soins.
            Un des symptômes de cette crise que dénonce
            tous les éditoriaux des revues psychiatriques des
            praticiens publics et privés depuis plusieurs
            années, est d'ailleurs représentée
            par un intérêt croissant de
            personnalités venues d'horizons divers,
            psychiatres, psychanalystes,
            phénoménologues, sémioticiens, pour
            la sémiotique (et je pense là au travail
            fait par notre ami M. Ballat de Perpignan autour des
            signes de l'éveil du coma et de l'autisme, et sa
            reprise du problème de la sémiologie et du
            pragmatisme avec l'étude et la traduction des
            oeuvres de Pierce dont l'Université de Perpignan
            est dépositaire sous la houlette du Pr G.
            Déledale). mais je pense aussi comme
            symptôme de cette crise et de ce désarroi
            à la naissance de Cercles H. Ey, ici à Ste
            Anne et ailleurs en France et dans le Monde, comme
            à la naissance de l'Association pour la Fondation
            H. Ey. 
            
            Enfin la naissance d'associations pour l'histoire de
            la psychiatrie et de la psychanalyse, la publication
            d'ouvrages et de revues d'histoire de la psychiatrie, le
            travail d'archives de RM Palem mon propre travail de mise
            à disposition sur internet par le site de la FFP
            des références des ouvrages historiques de
            la bibliothèque personnelle d'Henri Ey,
            aujourd'hui consultables et l'ambition un peu folle de
            créer un réseau de bibliothèques
            psychiatriques consultable sur la toile, ainsi que votre
            propre intérêt, sont certainement autant de
            réponse à cette crise. Une science en crise
            se penche toujours sur son passé pour y puiser de
            nouvelles forces. L'histoire donc comme
            préoccupation du moment. C'est peut-être la
            réponse à la question que je posai
            initialement. Non, il n'existe pas de lieu idéal
            qui soit dégagé de la constitution de son
            monde: la démarche historique n'est pas hors du
            monde mais fait partie de l'histoire de ce monde. On
            étudiera demain les écrits de G.
            Lanteri-Laura comme faisant partie des travaux
            engendrés par l'état de crise de la
            psychiatrie. et peut-être y verra-t-on un
            engagement militant, là ou une lecture
            hâtive ne faisait apparaître que le doute et
            l'incertitude. 
            
            Rien ne permet de dire ce que sera la psychiatrie de
            demain, ni ce que sera son nouveau paradigme, mais vous
            combattez, peut-être à armes
            inégales, dans cet affrontement de discours, pour
            maintenir une connaissance pleine de l'histoire et vous y
            réussissez avec bonheur. Votre livre est un beau
            livre, limpide et chatoyant d'intelligence et de passion
            mesurée, d'érudition maîtrisée
            qui donne à penser. Dans sa
            matérialité d'objet, c'est aussi une
            très grande réussite digne de votre
            pensée, puisqu'à la différence du
            précédent qui se perdait en feuillets
            détachables, il autorise plus d'une lecture, ce
            qui m'a été bien utile, et on ne peut qu'en
            féliciter l'éditeur et le directeur de
            collection Remi Tevissen. 
            
            Je vous remercie. 
            
              
          | 
      
      
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             Intervention
            D'Eduardo Luis Tomas Mahieu  
            
            SUR LES PARADIGMES EN PSYCHIATRIE -
            Autour du livre de G. Lantéri-Laura : "Essais sur
            les paradigmes de la psychiatrie moderne" 
            
              
            
            Eduardo T. Mahieu 
            
              
            
            Il faut bien commencer par-là, il est pour moi
            un honneur de prendre la parole dans cet
            amphithéâtre, qui en a entendu bien de
            meilleures, et ceci pour intervenir en tant que discutant
            du dernier livre de Georges Lantéri-Laura. Il faut
            certainement un peu de toupet,
            d'irrévérence ou simplement d'inconscience,
            mais lors des austères et laborieuses
            réunions du Cercle d'Etudes Henri Ey, où ce
            genre de décisions sont prises, je fus
            invité à le faire, grâce, en quelque
            sorte à ma "condition de jeune", ce qui va bien
            avec les premières exigences. Je mesure tout de
            même le trajet parcouru, lorsque, de lire et
            discuter avec mes amis, dans ma ville natale de Cordoba,
            des textes aussi importants que le Colloque de Bonneval
            sur l'Inconscient, et bien d'autres, (je ne vais pas
            retracer une trajectoire aussi connue et reconnue que
            celle de Georges Lantéri-Laura), voilà que
            je me trouve "discutant", ici même aujourd'hui.
            Cependant, je vais essayer de jouer le jeu, et de vous
            livrer ma lecture du livre, car comme le disait Borges,
            il y a autant de livres que de lecteurs... 
            
            Ce livre est consacré à l'emploi - il ne
            s'agit pas d'une application pure et simple mais "un
            usage un peu singulier" selon l'expression de l'auteur,
            de la notion de paradigme dont la référence
            principale le constitue l'oeuvre de Thomas Kuhn -
            l'application donc de cette notion à l'histoire de
            la psychiatrie. A partir de cette notion, une
            périodisation de l'histoire de la psychiatrie est
            proposée, avec l'érudition propre à
            Lantéri-Laura. Elle se déroule dans les
            limites de la culture occidentale, plus
            précisément l'Europe occidentale et les
            Etats Unis. Cette périodisation commence en 1793
            avec l'arrivée de Pinel à Bicêtre,
            pour s'arrêter en 1977, date de la mort d'Henri Ey
            à Banyuls dels Aspres. La période actuelle
            reste sous le signe de l'interrogation, peut-être
            du fait que nous sommes "à l'intérieur" du
            paradigme, et qu'un paradigme serait alors
            repérable dans "l'après-coup". 
            
            Nous allons tenter de préciser la
            réflexion que cet ouvrage a imposée
            à notre esprit, et ceci à partir de
            l'éclairage qu'il jette sur une bonne partie de
            l'histoire de la psychiatrie moderne et d'autre part des
            questions que le livre pose, concernant notre
            actualité. 
            
              
            
            1. Que faut-il comprendre par paradigme ? 
            
            L'auteur souligne bien d'emblée ce qu'il ne
            faut pas comprendre par paradigme. D'abord, il ne s'agit
            pas d'une doctrine qui, à un certain moment et
            dans un certain contexte, viendrait s'opposer à
            d'autres plus ou moins antagonistes. Le paradigme n'est
            pas en contradiction synchronique, ni diachronique avec
            d'autres paradigmes. Il s'agit d'un "ensemble de
            représentations cohérentes et
            corrélées entre elles, qui régulent
            pendant longtemps, de façon rationnelle, efficace
            et économique, la discipline dont elles
            constituent précisément le paradigme"1. 
            
            Le paradigme est ainsi "ce qui unifie pendant une
            période plus ou moins longue toute une
            série de représentations théoriques
            et pratiques qui s'accommodent les unes les autres ou,
            d'ailleurs, s'excluent, tant que ce paradigme fonctionne
            effectivement"2. Il s'agit d'une logique de l'invariant,
            de ce qui unifie au-delà de l'opposition et du
            conflit. Ceci constitue peut être à la fois
            sa vertu et son défaut, car il est capable de
            donner une représentation simple, de la
            diversité de l'histoire de la psychiatrie, faite
            en règle générale de multiples
            contradictions issues du bouillonnement d'idées,
            d'influences idéologiques, politiques et
            d'intérêts d'individus très souvent
            opposés. 
            
            En même temps elle est une logique de la
            discontinuité historique, à la
            différence de la temporalité dialectique
            faite d'autant de discontinuité que de
            continuité, car il n'existerait pas des liens
            entre un paradigme et ceux qui les succèdent ou
            les précèdent : "Si au bout d'un certain
            temps, l'on a quitté un paradigme pour le suivant,
            c'est d'abord pour des raisons plutÙt
            négatives : le paradigme ne suffisait plus
            à sa tche et les moyens qu'il avait
            apportés avec lui cessaient peu à peu de
            servir efficacement"3. 
            
              
            
            2. Quelle périodisation introduit cette notion
            dans l'histoire de la psychiatrie ? 
            
            La notion de paradigme, tel que l'utilise
            Lantéri-Laura, permet une périodisation
            d'une clarté majeure dans l'histoire de la
            psychiatrie. De ce fait, ce livre se constitue comme un
            de ceux qui ont modifié radicalement mes
            connaissances, précaires évidemment, sur
            l'histoire de la psychiatrie. Par sa fascinante
            capacité à permettre l'organisation de
            connaissances, des lectures autrement restées
            éparses, fragmentaires et sans liens, autour
            d'idées simples, je sais déjà
            à quel point mes lectures à venir passeront
            nécessairement par le filtre de cette
            périodisation. 
            
            D'une façon resserrée, que
            j'espère ne sera pas de l'amputation, il est
            question de trois périodes, dont l'auteur souligne
            bien, n'ont rien à voir avec la triade dialectique
            : 
            
            - Une première période pendant laquelle
            le paradigme est celui de l'aliénation mentale,
            dont la figure dominante est Pinel, qui médicalise
            la notion sociale de folie, et qui introduit le
            traitement moral de la folie. 
            
            - Une deuxième période, celle des
            maladies mentales, éclatement de l'unité de
            l'aliénation, avec Falret, Magnan, et Kraepelin,
            comme figures majeures. 
            
            - Ensuite, la période des grandes structures
            psychopathologiques, avec Bleuler, Minkowski, Ey, qui
            contestent, surtout ce dernier, le nosographisme de la
            période précédente et
            réintroduisent une certaine unité dans ce
            champ. Cette période s'arrête, peut
            être en guise d'hommage, en 1977 avec la mort
            d'Henri Ey. 
            
            Reste en dehors de la périodisation, notre
            temps, avec l'impact du DSM III et IV, encore à
            définir, avec les incertitudes que nous
            connaissons tous. 
            
            Cette succession, ne se déroule pas dans la
            diachronie, comme le livre le dit bien : "Dans l'histoire
            de la psychiatrie le 1er paradigme passe, certes au
            second plan, mais il y survit d'une façon plus ou
            moins larvée et peut revenir, de manière
            discrète, mais effective, plus tard, sans jamais
            bien sūr réoccuper la place qu'il avait tenue
            auparavant ; et quand la seconde crise fait passer au
            3ème paradigme, non seulement le 1er garde une
            existence en arrière-plan, mais parfois aussi le
            2ème"4. 
            
            Lors de mon arrivée en France j'eus l'occasion
            de toucher de près à cette coexistence
            lorsque, dans un grand service universitaire parisien
            où j'effectuais mon premier stage, j'eus
            l'imprudence, pêché de jeunesse et de
            naÔveté, de poser la question du point de
            vue de l'organodynamisme à propos d'une patiente,
            et je me suis vu rétorquer sèchement un
            "Tout cela c'est vieux, Monsieur", par quelqu'un qui, je
            le pense aujourd'hui, défendait
            profondément le second paradigme. 
            
              
            
            3. Quelles difficultés subsistent ? 
            
            Cette réponse montre bien une des
            difficultés de l'emploi de la notion de paradigme
            dans le champ psychiatrique. Fascinant dans
            l'unité qu'il introduit, il efface la
            diversité, faite elle de contradictions, d'une
            discipline polémique par son objet même. Car
            il met au premier plan une unification du savoir,
            liée à la notion, chez Kuhn, d'une
            unité du "groupe scientifique" censé
            partager et adhérer au même paradigme. Il
            pourrait évoquer le sourire un tel groupe de
            psychiatres, difficilement imaginable jusqu'à des
            temps pas si lointains, à moins que le "one world,
            one langage", ne finisse par s'imposer lui, comme un
            paradigme stricto sensu, au sens de Kuhn. 
            
            La notion de paradigme, masque, en quelque sorte, les
            profonds clivages et les confrontations d'une
            période donnée, d'un corps psychiatrique
            qui est loin de constituer l'unité que Kuhn
            prête aux scientifiques. De cette façon, la
            diversité du multiple est au deuxième plan,
            derrière l'unité du paradigme. D'autre part
            Kuhn établit une différence, sans trop
            s'expliquer, entre "sciences" et certaines disciplines
            comme la médecine : "Dans les sciences (à
            la différence des disciplines comme la
            médecine, la technologie, le droit, dont la
            principale raison d'être est un besoin social
            extérieur), la création de journaux
            spécialisés, la fondation de
            sociétés de spécialistes et la
            revendication d'une place spéciale dans l'ensemble
            des études sont généralement
            liées au moment où un groupe trouve pour la
            première fois un paradigme unique"5. 
            
            Le moteur de ces disciplines (si la métaphore
            mécanique ne signifie pas rapport
            mécanique), dont la médecine fait partie,
            serait un besoin extérieur. Ceci n'échappe
            pas, bien entendu à G. Lantéri-Laura, pour
            qui le cÙté doctrinal de la psychiatrie ne
            possède pas d'autonomie absolue. Comme il le
            signalait sans ambiguÔtés en 1972 à
            propos des avatars de la notion de chronicité "Il
            s'agit là, croyons-nous, de
            phénomènes propres à l'histoire des
            idées, c'est-à-dire saisis et mis en
            lumière dans un isolement assez artificiel, comme
            si les théorisations en médecine mentale
            pouvaient rester parfaitement autonomes, et
            indépendantes des conditions mêmes où
            le savoir psychiatrique s'élaborait"6. Dès
            le début de son livre il réclame une
            "utilisation singulière" de la notion de
            paradigme. 
            
            Nous nos interrogeons sur la lumière que peut
            apporter la réflexion de Lucien Sève, dans
            son livre Sciences et Dialectiques de la Nature, à
            propos des rapports entre l'externe et l'interne : "La
            prise en compte de la matière-espace-temps rend
            aussi intenable le postulat idéaliste selon
            lequel, dans les procès dialectiques, l'essentiel
            serait toujours du cÙté de l'interne et du
            nécessaire. Dès lors en effet qu'on passe
            de la dialectique tout idéelle de la Chose
            à celle des choses dans leurs multiples rapports
            matériels, l'inépuisable
            interpénétration du nécessaire et du
            contingent, du possible et du réel induit dans la
            pensée du développement des
            éléments non hégéliens en
            leur fond : provenance externe de déterminations
            essentielles, caractère seulement tendanciel et
            historiquement muable des lois d'évolution,
            singularité déterminante des conjonctures,
            imprévisibilité de la façon dont se
            réalisera le nécessaire"7. 
            
            Tout au long de son livre Lantéri-Laura
            multiplie les exemples de ces multiples rapports, des
            singularités déterminantes des
            conjonctures. Nous évoquons brièvement
            quelques-uns, à savoir : dans quelle mesure la
            notion de traitement moral de Pinel est tributaire des
            sanglants conflits entre Montagnards et Girondins dont
            leur moralité est contestée par les
            premiers comme marque de l'ancienne "aristocratie" ; ou
            bien, lorsque le paradigme de l'aliénation mentale
            est abandonné, comment la métaphore
            pinnelienne de "petit gouvernement" qui commande le
            traitement moral, s'oppose aux conditions
            concrètes d'exercice, tant l'autorité
            prétendue du médecin était
            subordonnée pendant cette période à
            celle de l'administration, peu désireuse à
            la lui céder, "pour ne rien de la suite", nous dit
            Lantéri-Laura. Ailleurs ce sont les débats
            juridiques sur la notion de monomanie, ou bien les
            progrès effectifs de la médecine, en
            particulier le développement de la
            sémiologie, qui s'opposent au paradigme de
            l'aliénation mentale ; ou enfin les úuvres
            philosophiques d'auteurs tels que Comte, Hobbes, Locke,
            Condillac qui viendront infléchir les concepts
            anthropologiques ; ou bien la Gestalthéorie, la
            Psychanalyse et le Structuralisme pour le passage du
            2ème au 3ème paradigme, etc. 
            
            Parmi les raisons dabandon dun paradigme en
            psychiatrie, Lantéri-Laura remarque le fait "que
            le paradigme ne suffit plus à sa tche et les
            moyens quil apportés avec lui cessaient peu
            à peu de servir efficacement"8. Nous soulignons
            ces deux expressions: "suffire à sa tche" et
            "servir efficacement", car ils signent lancrage du
            paradigme dans la praxis. Ceci est important car, au
            fond, ce qui finit par donner une certaine unité
            à la psychiatrie c'est son objet premier : sa
            mission thérapeutique : "La psychiatrie n'est
            évidemment pas une science, dit
            Lantéri-Laura, [mais] un ensemble
            articulé de données sémiologiques et
            cliniques, corrélées entre elles
            [...] avec un groupe de disciplines
            hétérogènes, [...]
            débouchant sur une praxis thérapeutique
            [...]"9. Il sagit-là dun point capital,
            car non seulement les données sémiologiques
            et cliniques débouchent sur une praxis, mais aussi
            elles en proviennent. 
            
            Nous voudrions ici rappeler l'évocation avec
            laquelle R.M. Palem10 introduisait l'intervention de J.
            Ayme, au Colloque de Perpignan, à propos de
            l'ouvre syndical de Henri Ey pour qui, dans une
            exemplaire métaphore de pure dialectique, le sort
            du psychiatre était lié à celui de
            son patient. Restant tout à fait fidèles
            à sa pensée nous pourrions ajouter : le
            sort de la psychiatrie aussi est noué à
            celui du psychiatre et de son malade. L'úuvre
            monumentale de Ey, tant sur le plan de la clinique que
            celui de la théorie, son combat sur les conditions
            de la praxis de notre spécialité, sa
            défense des malades mentaux aux temps de
            loccupation, nous semblent indissociables. 
            
            Dans la dialectique du MaÓtre de Bonneval,
            action et réflexion vont ensemble, mais pas
            seulement pour des raisons romantiques. Nous partageons
            entièrement la "tenace méfiance, de
            Lantéri-Laura, à l'endroit des emplois
            hasardeux de ce qu'on nomme un peu facilement la
            dialectique et de la détermination supposée
            de la superstructure par l'infrastructure, toutes
            références qui, [...] ont eu le
            déplorable inconvénient de
            stériliser toute recherche effective et
            précise sur les multiples rapports entre les
            conditions où des connaissances se constituent
            comme telles et ces connaissances une fois
            constituées"11, car nous mesurons la distance
            existante entre une vulgate totalitaire à des fins
            tragiquement politiciennes, et une théorie de la
            connaissance d'une toute autre portée, avec les
            mots d'Engels lui-même à l'appui :
            "D'après la conception matérialiste de
            l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire
            est, en dernière instance, la production et la
            reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi
            n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite,
            quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire
            que le facteur économique est le seul
            déterminant, il la transforme en une phrase vide,
            abstraite, absurde. La situation économique est la
            base, mais les divers éléments de la
            superstructure - les formes politiques de la lutte de
            classe et ses résultats - les Constitutions
            [...] - les formes juridiques, et même les
            reflets de toutes ces luttes réelles dans le
            cerveau des participants, théories juridiques,
            politiques, philosophiques, conceptions religieuses, et
            leur développement ultérieur en
            systèmes dogmatiques, exercent également
            leur action sur le cours des luttes historiques et, dans
            beaucoup des cas, en déterminent de façon
            prépondérante la forme. Il y a action et
            réaction de tous ces facteurs au sein desquels le
            mouvement économique finit par se frayer son
            chemin comme une nécessité à travers
            la foule infinie de hasards"12. Il nous semble d'un
            risque symétrique tant ériger la vulgate en
            ontologie stérilisant toute capacité
            à connaÓtre, qu'évacuer
            complètement la question, ce qui risque de nous
            ramener au statu quo ante, sans que nous puissions voir
            clair dans ces rapports. 
            
              
            
            Quelle est notre actualité ? 
            
            Ainsi, nous venons aux questions que le livre pose
            vers sa fin, concernant quel paradigme (s'il en faut
            toujours un !), consacrera notre mode d'exercice
            d'aujourd'hui. Et ce n'est pas peut-être, un des
            moindres mérites du livre de laisser cette
            question en suspens, car ceci nous permet d'ajouter
            à la réflexion la question suivante : de
            quelle façon les modifications de l'exercice
            concret de notre discipline, c'est-à-dire les
            conditions de sa praxis, auront un impact sur le
            paradigme que nous devrons construire ? 
            
            Cette question nous semble d'une double importance,
            puisque d'un cÙté ceci remet au premier
            plan le fait que le paradigme est la résultante du
            travail, autant théorique que pratique,
            d'individus exerçant dans des conditions
            précises. De cette façon il remet au centre
            la question éthique, et nous prenons appui sur le
            legs d'Henri Ey pour les rapports entre praxis et
            théorie. Car c'est nous-mêmes qui
            écrivons cette histoire et la mettons en pratique.
            Nous construisons nous-mêmes le paradigme, celui-ci
            naÓt de notre activité. Dautre part, des
            exigences externes ayant un impact direct sur la
            psychiatrie nobéissent pas à la même
            logique. Pourrions nous songer de demander aux tutelles
            lequel des paradigmes les guident pour prendre des
            décisions qui vont modifier radicalement les
            conditions d'exercice de la psychiatrie, les soins et la
            place dans ce dispositif qu'occupera l'être humain
            souffrant, objet de notre pratique, mais aussi la place
            réservée au psychiatre ? En guise de
            confidence, Lantéri-Laura nous dit : "Quarante ans
            de métier montrent à l'évidence que
            le présent d'hier constitue le passé
            d'aujourd'hui et qu'il demeure essentiel à la
            discipline de savoir qu'elle se modifie toujours, qu'elle
            se perfectionne souvent, que son futur très proche
            est seul prévisible et que l'actuel ne constitue
            qu'un moment dans une évolution"13. Ainsi, il
            émerge de son dire, comme une des
            catégories du possible, la question que notre
            discipline puisse aussi régresser. 
            
            Pour abonder dans le scepticisme bien
            tempéré avec lequel il termine son livre,
            il apparaÓt avec évidence qu'aucun
            système d'idées, qu'il soit philosophique,
            psychologique ou biologique, ne peut prétendre
            à régenter le devenir de la psychiatrie. Et
            quelle que soit notre position subjective, nous
            souscrivons à l'appel à la modestie fait
            avec l'appui de quelques noms célèbres.
            Mais, en même temps, il apparaÓt un
            impératif à agir et réagir face aux
            exigences extrinsèques à la psychiatrie,
            qui risquent de la désintégrer comme le
            craignait Henri Ey. Elles ne sont peut-être pas
            dénuées de toute idéologie. 
            
              
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